J’habite au bord de la Meuse. Tous les jours, dès l’aube, passent des péniches qui me font voyager alors que je suis assis, là, somnambule, à prendre mon petit déjeuner dans la cuisine. Dès sept heures du matin, arrivent sur la rive d’en face, les ouvriers du chantier de construction du futur réseau de récolte des eaux usées de Namur. Ils courent, marchent, creusent, comblent, recreusent plus loin, couchent d’énormes tuyaux rouges dans de profondes tranchées. Comme ils sont coiffés de leur casque obligatoire, de loin ils ressemblent à des Playmobil. On ne voit d’abord que les casques mobiles dans l’obscurité matinale, on distingue progressivement leurs mouvements, puis leurs corps avec l’arrivée de la lumière. Ils s’engouffrent dans d’énormes trous, manient de grandes pelleteuses, soudent, tirent avec peine de lourds câbles et manient inlassablement pelles, marteaux et barres à mine.
Ce matin, les voyant une fois de plus débarquer dans le froid, je me suis demandé si leurs proches, leurs femmes et leurs enfants, savaient ce qu’ils faisaient. Savaient si leur travail était facile, ou difficile dans le gel ou sous la pluie, ou joyeux parce que les jours allongent, que les bourgeons s’ouvrent et que les pissenlits fleurissent ? Et je me disais que non, personne ne sait vraiment ce qu’ils font, comment ils sont et ce qu’ils ressentent sous leurs casques. Et je me disais qu’une partie de leur vie était un mystère. Qu’ils n’en parlaient pas ou très peu autour d’eux. Comment raconter avec fierté qu’on a pataugé dans la boue pendant huit heures ? Comment décrire la frayeur qu’on a ressenti lors de sa chute dans une tranchée ? Comment raconter les heures d’ennuis dans un bureau ? Comment faire partager l’humiliation infligée par un chef ? Comment dire les petites joies d’une journée banale ? Comment se plaindre du dos après avoir soulevé trois tonnes de marchandises du tapis d’une caisse enregistreuse ?
Les travailleurs ne vendent pas seulement leur force de travail. Ils vendent aussi une partie de leur vie au silence et à l’oubli. Et j’ai rêvé. Rêvé que, comme l’instituteur Roberto Benigni lâchant une vingtaine d’enfants dans une immense raffinerie de pétrole pour qu’ils y rencontrent leurs pères dans le film Chiedo asilo (Pipicacadodo en français), femmes, hommes et enfants pourraient voir leurs parents au travail, sur leur lieu de travail, découvrir leur conditions de travail, découvrir ce qu’ils sont pendant la plus grande partie de leur vie éveillée. J’ai rêvé que les petits Playmobil de l’autre côté du fleuve seraient enfin reconnus, sous leurs casques, comme des êtres humains.
Gérard DE SELYS